Rachid

Publié le par VICOMTE DE LINIERES

Je veux évoquer, tant que c'est frais, cette huile de Rachid.
Un médecin, c'est un notable, certes! Mais un véto, surtout à la campagne, c'est certainement plus indispensable et respectable. C'est notable!
Déjà, il prend très cher. C'est signe de compétence, quand même!
Toi, à côté, avec tes honoraires déshonorants, tu peux pas rivaliser. T'es sur la touche, entre garagiste et piqueuse.

Et puis, en trente ans de bagne médical, j'ai vu plus souvent Bobonne s'inquiéter pour son p'tit bichon que pour son Julot.
L'inverse est vrai. Soyons justes!
Rachid avait dix ans de plus que moi mais ne s'en servait pas pour faire le sentencieux.
De grande taille et de corpulence évasée, disons!
Il aurait impressionné, si toute cette masse n'était surmontée d'un chef légèrement brun, de grands yeux bonhommes qui ne cachaient pas un esprit colporteur, et une calvitie complète qui adoucissait l'ensemble.
Il était tunisien, j'ai déjà mentionné.
Une grande culture, une délicatesse de sentiment venant de l'Orient et une extrême gentillesse.
Bon! Par contre, quand il gueulait, fallait fermer les écoutilles en urgence.
Il m'avait pris en amitié, moi-même et ma femme, ainsi que les deux bébés qu'on avait eu.
Je veux dire, les deux enfants qu'on avait conçu, ma femme et moi.
Je préfère être un peu long mais précis.
Il était marié à une française, une grande et plantureuse blonde,.Assez vivante, je dois dire!

Comme il avait vu qu'en une heure, il examinait plus de quadrupèdes, que moi de bipèdes en un mois, il avait eu la gentillesse de nous prêter son appartement pour l'été, à La Grande Motte.

Et, grâce à cette générosité, nous pûmes, plusieurs années de suite, avoir des vacances comme tout un chacun.

Anne et Elisabeth découvrirent ainsi la mer pour la première fois.

Un peu plus tard, ce seront des moines qui nous hébergeront, l'estivale saison, les moyens n'étant toujours pas présents.
On s'invitait régulièrement à déjeuner ou à diner, chez lui ou chez moi.
Bref! On s'entendait très bien.
Et puis, un jour, je lui ai vu la mine sombre, l'air fatigué, un peu moins patient avec les matous et les clébards.
Je lui ai donc demandé de quoi il retournait.
Comme il était pudique et sensible, ça a pris un peu de temps, mais finalement, s'est libéré.
Sa femme le trompait, mais il savait pas avec qui.
Consternation, désolation réciproque.
Dans mon bled, entre médecins, généralistes ou spécialistes, pharmaciens et biologistes, on était toujours ensemble.
Et, le mercredi midi, une table de douze était toujours réservée pour nous dans la meilleure auberge.
Le pharmacien, c'était mon pote, aussi.
Lui, il était juif. Pratiquant. Casherout à l'auberge, shabbat à la pharmacie.
Pas les papillotes, non! Mais, on sentait que ça l'aurait pas dérangé.
C'était sûrement pour que la clientèle s'effraie pas.
Je me souviens qu'il vivait dans une pétoche permanente car on venait d'estourbir Goldmann, dans une pharmacie, justement!
Comme il savait que j'avais des accointances frontistes, et que toute la presse dénonçait l'immonde résurgence du dragon brun, je lui avais certifié que cela n'avait strictement rien à voir, que son Goldmann était un véreux buté par des déçus et que, s'il le fallait, je protégerais moi-même son boui-boui.
Il a paru rassuré.
A l'époque, je fréquentais beaucoup les brocantes, les Emmaüs et les vide-greniers, à la recherche de livres anciens, de tableaux itou et d'objets meublants divers.
A l'heure actuelle, j'en suis encore environné.
Pour lui faire plaisir, je lui dénichais de statues de Moïse ou des ménoras que je restaurais avant de les lui offrir.
Il en était touché, mais toujours, je sentais un fond de méfiance affleurant.
Les goyim, faut s'en défier!

On avait dû lui inculquer ça au premier coup de scalpel rabbinique.
Mais enfin, on était quand même assez proches.
Un jour qu'il était en confiance, il me dit: "Eric! Faut que j'te dise quelque chose!"
- "Bah merde! Fais pas tant de cérémonie, Schlomo!"
- "C'est gênant, hein!"
- "Dis-donc, Salomon! Si c'est une épreuve, tu me dis rien. C'est mieux, non?"
- "Bon! Allez. Avec toi, j'y vais"
- "Tu vas où?"
- "Non! crétin pas ghettoïsable. J'avoue!"
  "Je trompe ma femme!"
- "Ta femme ? Sarah ?"
Justement, elle passait dans le bureau, la Sarah. Un truc à prendre.
- "Oui! Elle."
- "Tu m'en diras tant, queutard! Et, qu'est-ce-qu'il en pense, Yahvé?"
- "Tu sais, chez nous, c'est pas comme chez vous, les infidèles. Les cathos, quoi!
   "Y a pas de confessionnal. On se démerde!"
- "Bon! Bah, t'as fait comme David, sauf que t'as pas buté le mari, c'est déjà ça."
- "Ben justement!  Le mari, tu le connais."
- "Je connais un dix-cors, moi?"
- "C'est Rachiiiiiid! En plus, je l'aime bien, c'est moche",  et patati et schofars.

Mon Rachid, il a jamais su qui l'avait désarçonné. Il a divorcé.
Il m'a présenté sa nouvelle conquête.
C'était une coiffeuse des Hauts-de-Seine.
Un mètre-cinquante, blonde à faire peur, maquillée des pieds à la tête, dans une bassine probablement, et toute de cuir noir caparaçonnée.
Le vernis à ongles, aussi. Rouge atroce pour passages piétons.
Rachid, mon vieux Rachid!
T'avais le temps.

Publié dans Souvenirs

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article